đặng phùng quân

La Fidélité Créatrice

Dans une correspondance avec Gabriel Marcel en 1969, il m’a écrit qu’il était content de voir que j’avais abordé un problème crucial de sa pensée : celui de la fidélité. Le cas de G. Marcel est celui d’un profane qui s’est converti à la foi, et au cours de la conversion, sa réflexion se transcende dans une expérience transmuée en pensée pensante, montant d’une dialectique abstraite, issue de l’ambiance idéaliste au sein de laquelle il fut élevé, jusqu’à une dialectique à proprement parler ascendante où il trouve sa voie propre, qui le conduit dans la théorie de l’intersubjectivité. Toute histoire de la communication humaine est un jeu de l’amour et du hasard. C’est la fidélité par excellence, qui assume une valeur éminente, introduite comme gage de l’amour. G.Marcel est sans doute un de grands philosophes francais du XXè siècle. Il mourut en 1973.
 
La fidélité, notion pour ainsi dire catégoriquement fondamentale dans la pensée marcellienne, n’est pas une assurance confortable, ou une jouissance délicate de la patine des sentiments. Elle est l’humble connaissance du temps qu’il faut pour créer une communauté, fut-ce à deux, et de l’inachèvement perpétuel de cette création. Ce [i]nous personnel, révélé et lentement édifié, risque d’être dispersé à chaque instant par des facteurs-anonymats représentant la force de l’abstrait, du collectif ou du technique, et illustrant le mieux la trahison ou le désespoir, en états sans visage. Mais la fidélité intervient pour rassembler perpétuellement son oeuvre. Seulement, afin d’exerciser cette “problématique du néant.”, l’inquiétude métaphysique conserve sa signification au sein de la philosophie de l’existence, y compris celle de G. Marcel :

“La philosophie telle que je la concois – écrit-il dans Du Refus à l’Invocation est un développement qui ne se poursuit pas seulement à l’intérieur du sujet considéré comme organisme spirituel mais encore dans la réalité dont ce sujet est en quelque sorte la fin.”[ii]

Révéler, discerner cette réalité spirituelle qui est explicitement fidélité, tel est le cheminement, qui s’aventure dans des profondeurs du sujet. Plus précisérment, c’est à travers l’indubitable existentiel et l’épreuve de la fidélité, dont il convient à la fois , que la pensée marcellienne en vient à mettre l’accent sur la différenciation entre deux principes : celui de l’adhérence primitive au monde et celui du recours contre le monde. La fidélité tire son sens fort de la foi qui est, il faut le rappeler, un engagement personnel, sans rien de collectif, d’abstrait ou de doctrinalement systématisé, et toutefois, cette fidélité ne se trouve clairement qu’à partir de la reconnaissance de l’autre appréhendé jusque-là comme toi, c’est-à-dire à partir de l’intersubjectivité proprement dite. Ainsi se trouve la situation attribuée par G. Marcel à l’idée de la fidélité :

“Sans fausser l’essentiel, je dirai d’une part que la foi s’est éclairée pour moi à partir du moment où j’ai pensé directement la fidélité, et d’autre part que la fidélité s’est éclairée à mes yeux à partir du toi, à partir de la présence elle-même interprétée en fonction du toi.”[iii]

L’idée de fidélité émane du va-et-vient de la participation au double foyer : foi envers toi humain et Foi envers Toi absolu. Nous sommes conduits à l’essentiel : c’est dans la fidélité que se révèle la continuité entre le personnel et le transcendant. Cette continuité n’est pas un étalement, une répétition mais un rejaillissement continuel. Elle s’appelle fidélité créatrice.[iv]

A quelles conditions une fidélité peut-elle être créatrice ?

“Elle n’est réelle que lorsqu’elle est vraiment créatrice”[v]; ce qualificatif de créatrice embrasse à la fois la volonté qui l’entretient et l’inspiration qui la renouvelle. Ce qui est considéré ici, c’est une interprétation créatrice au sens propre dont l’ordre dépasse l’ordre causal, et en vertu de laquelle la fidélité semble sauvegarder sa signification authentique. En effet, au départ de toute création on découvre non seulement la même présence, la même sommation de l’être à l’âme qu’il investit, mais aussi l’acte identique en ses spécifications infinies, par lequel l’âme rend témoignage à cette même présence qu’elle peut, au demeurant, récuser, dans la mesure même où elle est âme, c’est-à-dire liberté. C’est conformément à cet esprit qu’il s’agit à la fois d’incarner ou d’instaurer et d’entretenir, de répandre hors de soi, et c’est justement cet esprit-là que signifie ce qu’on appelle, avec G. Marcel, la fidélité créatrice. Pour comprendre cette exigence d’expansion hors de soi, on peut considérer un cas-limite et constater qu’être fidèle à soi-même “c’est répondre à un certain appel intérieur qui m’enjoint de ne pas m’hypnotiser sur ce que j’ai fait, mais au contraire de m’engager, c’est-à-dire de continuer à vivre, par conséquent de me renouveler”[vi]. Ceci revient à rapprocher une semblable fidélité de l’acte de création qu’on trouve chez l’artiste, et tel que celui-ci seul peut savoir s’il a répondu à l’appel intérieur ou s’il y est au contraire resté sourd. Dans le développement de cette idée d’interprétation créatrice, G. Marcel a pu admettre qu’au fond “les mêmes puissances de fidélité créatrice qui, en des temps plus heureux, se concentrèrent en architecture, en musique ou en poème, et qui demain armeront les volontés farouches de ceux qui refusent à laisser consommer en eux et autour d’eux le reniement de l’homme par l’homme, c’est-à-dire plus profondément, du plus qu’humain par le moins qu’humain.”[vii]

La fidélité, au reste, n’est pas humainement exigible, elle ne l’est pas plus que l’amour ou que la vie. En tant qu’elle est créatrice, elle transcende infiniment, comme la liberté, les limites du prescriptible. Elle l’est au fond de toute manière car elle assume le mystérieux pouvoir de renouveler non seulement celui qui la pratique, mais encore l’être auquel on se montre fidèle. C’est par là que la fidélité révèle sa vraie nature qui est d’être un témoignage, une attestation, bien entendu, créatrice.

C’est à partir de l’acte de foi, du Je crois que se définit une fidélité quelle qu’elle soit. Il faut d’emblée examiner la connexion entre le Je crois et le J’existe, à l’exclusion du conjonctif ergo, car, malgré la ressemblance avec la démarche cartésienne, il s’agit là de quelque chose de métaphysiquement très différent. L’acte de foi, d’être fidèle ne m’est accessible que pour autant que je suis existentiel : “C’est que si j’accède au Je crois, c’est en tant qu’existant, non pas du tout en tant que pensée en général, c’est-à-dire en tant que pratiquant sur moi des distinctions abstraites, que cherchant à m’affranchir de ce que j’ai nommé ma situation fondamentale : exister”[viii].

Ce point de départ est tout décisif, susceptible de nous placer sur le plan de l’intersubjectivité, car, sur ce plan seul, nous nous considérons en nous-mêmes au niveau des Toi. Il en résulte que je puis affirmer que je ne suis pas fidèle à un principe, mais à une personne en tant que telle : “Il n’y a de fidélité qu’envers une personne, non point envers une idée ou un idéal.”[ix] Ce point de vue rejoint insensiblement celui de Karl Jaspers sur la même idée :”Je ne suis pas fidèle à telle chose prise dans une objectivité morte, mais à l’être même dont l’apparence ne peut être embrassée autrement d’un coup d’oeil.”[x]

Dès lors, nous devons nous demander : De quelle croyance, G. Marcel a-t-il pu parler ? Selon lui, il ne convient pas de prendre le verbe croire au sens faible qu’il revêt dans l’expression “croire que”, c’est-à-dire “présumer que”, mais au sens fort, c’est-à-dire toujours croire en un toi, en une réalité personnelle susceptible d’être invoquée et comme placée au-delà de tout jugement sur une donnée objective quelconque. Il suffit, pour s’en convaincre de réfléchir sur ce paradoxe que je ne sais pas moi-même ce que je crois, puisque je ne puis faire une sorte d’inventaire de mes objets de croyance comme je ferais un inventaire de choses possédées. Il s’agit au fond d’admettre une intuition en quelque sorte efficiente, grâce à laquelle on puisse maintenir une foi globale, massive, comme antérieure à toute élucidation possible :”elle implique une adhésion à une réalité dont le propre est de ne point se détailler ou se débiter.”[xi] C’est dans une note concise et non datée du Journal philosophique que nous rencontrons la première esquisse d’une théorie de la fidélité marcellienne :”De l’être comme lieu de la fidélité.”[xii] L’être auquel va la croyance transcende toute objectivation quelle qu’elle soit. Là apparait effectivement une solidarité entre la philosophie de l’être et la philosophie de la liberté. Il s’agit finalement du fait d’être en circuit ouvert par rapport à la réalité reconnue comme un Toi. Ma croyance n’est peut être considérée comme le fond de moi-même qu’au profit de la reconnaissance du Toi. Je suis alors disponible à la participation, à la communication, à l’ouverture. Dans la mesure où je ne suis pas transparent, je ne crois pas. En fin de compte, incrédulité et opacité se confondent. Une morale de la fidélité est dès lors sollicitée par ce consentement initial qui est toujours à la fois requis et peut être refusé à tout moment.

Seulement, cette morale de la fidélité, soucieuse d’éveiller l’homme à ses racines et au prochain, proclame la métaphysique de la croyance, dans laquelle toutes les catégories de la réflexion primaire peuvent être transcendées dans une réflexion créatrice qui, surmontant les obstacles tels que le désespoir, la mort et la trahison, fait crédit à la réalité du sujet :

“A la racine de ce que nous sommes, il faut reconnaitre un vacillement, et à ce scintillement existentiel correspond à la cime de nous-mêmes, le scintillement de la croyance. Il n’est pas tout-à-fait vrai que je suis ma vie, puisqu’il m’est donné parfois de la juger, et de ne m’y point reconnaite; ce jugement n’est possible que sur la base de ce que je suis, c’est-à-dire de ce que je crois.”[xiii]

Ma liberté et mon être, effectivement, ne me sont pas donnés, ils sont foi en être. Ils annoncent par là même un engagement absolu “qui serait contracté par la totalité de moi-même, ou tout au moins, par une réalité de moi-même qui ne pourrait être reniée sans un reniement total et qui s’adresserait d’autre part à la totalité de l’être et serait pris en présence de cette totalité même.”[xiv]

Qu’il s’agisse de l’un ou de l’autre aspect du vacillement existentiel, qui est toujours un vacillement entre la mort et l’être, il n’y a, pour se transcender la problématique de la mort, sous quelque forme qu’elle se présente, que la foi en l’être. Il s’agit effectivement d’une certaine prise de l’être sans nous. En un mot, le J’existe n’accédera à la réalité méta-empirique que s’il peut être en chemin donne à son cheminement.

L’affirmation de la fidélité, somme toute, à partir de l’acte de foi qui écarte a priori le dilemme concernant la priorité de l’être en soi ou celle de la diversité des êtres, semble être de plus en plus consolidée une fois que nous savons reconnaitre l’être individuel en tant que tel, et que nous nous sommes acheminés vers une saisie de l’être en tant qu’être.

 đặng phùng quân
http://www.gio-o.com/DangPhungQuan




I. Du Refus a` l'Invocation.
II.Op.cit. 23

III..op.cit. 194
IV.Ceci a été fort bien vu par Otto Friedrich Bollnow, qui discute ce problème dans son Franzoesischer Existentialismus, 105sq.

V.G. Marcel, Du Refus à l'Invocation, 218.
VI.G. Marcel, Homo Viator, 179.
VII.G. Marcel, Du Refus à l'Invocation, 17.
VIII.Op.cit. 219.
IX.G. Marcel, Etre et Avoir, 139.
X.K. Jaspers, Ich halte keinem toten bestehenden Etwas die Treue, sondern dem Sein, das in der Erscheinung unubersehbar anders wird, Philosophie, Bd. II, 137.
XI.G. Marcel, Etre et Avoir, 178.
XII.Op.cit. 55.
XIII.G. Marcel, Du Refus à l'Invocation, 225.
XIV.G. Marcel, Etre et Avoir, 63.